Le Carbonifère : Le peuple de la mine (5)
La mine et ses installations de surface : la partie visible de l'iceberg car en dessous ce n'est qu'un dédale de galeries.
Dessin L.V.B.Le charbon dans sa réalité matérielle, objet de toutes les convoitises des 18ème, 19ème et 20ème siècle...
Tant de sueur, de larmes et de sang pour ces quelques cailloux noirs...
Entrée
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Recherches annexes
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Le Carbonifère |
1. Le Carbonifère 1.1. Etymologie et définition 1.2. Caractéristiques du Carbonifère 2. Les paysages du Carbonifère 2.1. Orogénie 3. La Belgique productrice de minerais |
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Le Carbonifère inférieur : Viséen - Tournaisien |
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Le Carbonifère supérieur : Westphalien - Stéphanien |
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L'exploitation minière du Charbon (1)
6. L'exploitation du charbon |
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L'exploitation minière du charbon (2)
7. L'exploitation du charbon L'exploitation minière du charbon (3)
8. Quelques thèmes pour continuer le tableau L'exploitation minière du charbon (4)
9. Les systèmes d'éclairage L'exploitation minière du charbon (5)
10. Les accidents miniers Le Peuple de la Mine (1)
11. Il était une fois le peuple de la mine
12. Quelques semaines, en compagnie d'un mineur
et de sa famille
12.1. Au petit matin
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11. Il était une fois le peuple de la mine
11.1. Introduction
11.2. La découverte du charbon
11.3. Petite histoire de l'exploitation du charbon11.3.2. La houille et la révolution industrielle
11.3.3. Les nouveaux riches
11.3.4. Les nouveaux riches et le pouvoir
11.3.5. La classe ouvrière
11.3.6. La classe ouvrière s'organise11.3.7. Zola et Germinal
11.3.8. Les thèmes de Zola11.3.9. Le Paternalisme
11.3.10. La Déclaration de Quaregnon
11.3.11. Le Syndicalisme11.3.12. Les conflits sociaux de 1886 en Wallonie
11.3.13. Nouvelles lois suite aux grèves11.3.14. La grève de 1906
11.3.15. Les premiers immigrés
11.3.16. Les grèves de 1913
11.3.17. La Première Guerre Mondiale11.3.20. La Deuxième Guerre Mondiale
11.3.21. L'Après Guerre
11.3.22. Les années '50 et suivantes : Le DéclinIntroduction
Les Chorales, Harmonies et Fanfares
Les Géants
Le Jardinage
La Colombophilie
Le Javelot
Le SportLe Football
Le Cyclisme
Le Tir à l'Arc et les Jeux d'IndiensLes Combats de Coqs et les Coqueleux
Les Guinguettes
Les Bouloirs
Les Kermesses, Ducasses, Braderies et autres Fêtes PopulairesLes causes de la colère : un problème politico-économique.
Nous sommes au début du capitalisme industriel. La révolution industrielle marque le début du 19ème siècle. De nombreux paysans quittent leur campagne pour rallier les villes et leurs usines. Les conditions de travail sont inhumaines. La loi Le Chapelier, une loi appliquée en 1791, soit quarante ans avant la naissance de la Belgique, qui interdisait la moindre forme d’organisation d’ouvriers, est abrogée en 1867, mais la grève est toujours un crime sanctionné par l’État.
Les femmes et les ouvriers ne votent pas. Le suffrage n’est pas universel mais censitaire (seuls les hommes payant un impôt peuvent voter). En 1893, à la veille de la révision du système électoral, 135000 électeurs, sur 5 millions d’habitants, peuvent se rendre aux urnes pour élire les membres du gouvernement.
Les plus pauvres sont obligés de faire leur service militaire : les jeunes hommes appelés sous les drapeaux sont tirés au sort. Les plus aisés s’en tirent en payant les plus pauvres pour revêtir l’uniforme à leur place. Dans un contexte tendu, cette injustice provoque de plus en plus de colère populaire.Premières actions revendicatives.
En 1860, poussés jusqu'au bout dans la misère pour le profit et luxe, ils pillent les hangars de blé et sabotent les usines. Leur colère est réprimée chaque fois dans un bain de sang. C'est ainsi qu'ils apprennent à se battre de façon toujours plus organisée. Ils créent des mutuelles, des coopératives et des syndicats. C'est cette dernière forme de résistance que Marx et Engels soutiennent quand ils fondent l'Internationale à Londres en 1864.
En 1867, les crises successives font de Charleroi une poudrière. Les prix des vivres sont les plus élevés du siècle et une grève éclate dans toutes les mines. Les grévistes pillent les boulangeries et les moulins à blé de la région. L'armée ouvre le feu : trois morts.
En 1868, les conditions économiques sont toujours aussi difficiles et les salaires baissent de nouveau, ce qui engendre une émeute. A la mine de l'Epine à Montignies sur Sambre, le major commandant la troupe ordonne d'ouvrir le feu sur la foule et massacre six personnes.
La Commune de Paris.
Entre mars et mai 1871, les ouvriers en armes empêchent l'armée allemande d'entrer dans Paris. Par la même occasion, ils renversent le régime de Louis Napoléon Bonaparte (Napoléon III). Paris est le théâtre d’une insurrection qui instaurera un État ouvrier. Les insurgés organisent une république autogérée. Mais la bourgeoisie se réorganise à Versailles, récupère ce qui reste de l'armée après le désastre de Sedan et réussit à défaire la Commune. Elle réprime avec une brutale férocité cette prise de pouvoir par le peuple en faisant fusiller entre 20 000 et 30 000 communards au cimetière du Père Lachaise.
Cette révolution populaire laissera une trace immense dans l’histoire des travailleurs.
La Commune de Paris.
Les archives de la répression qui a frappé l'insurrection permettent de brosser le portrait social des communards. L'insurgé-type de 1871 est un travailleur parisien, un homme d'une trentaine d'années. Parmi ces insurgés, on rencontre principalement les ouvriers du bâtiment pour 17%, les journaliers pour 16%, les travailleurs du métal pour 10%, les ouvriers d'ateliers ou de petites fabriques pour 10%. Viennent ensuite les employés pour 8%, les cordonniers-savetiers pour 5%, les marchands de vin pour 4%, les ouvriers du livre 3%, et les 30% restants sont formés de femmes, d'enfants de 12 à 15 ans, de chômeurs, d'indigents et de laissés pour compte, tous fortement politisés.
Ainsi, de petits patrons côtoient des salariés : aux yeux des marxistes, il n'y a pas eu de lutte des classes au sens "moderne" du terme. Les femmes, elles aussi, prennent part à la lutte et s'organisent au sein de comités et de clubs.L’écrivain Maxime du Camp, témoin hostile de la Commune, fait, en 1881, une description sévère des insurgés : "Malgré certaines apparences et malgré leur uniforme, les bataillons fédérés n’étaient point une armée. C’était une multitude indisciplinée, raisonneuse, que l’alcoolisme ravageait. Dans toutes les luttes qu’ils engagèrent, même à forces triples, contre l’armée de Versailles, ils furent battus. Lors du combat suprême commencé le 21 mai et terminé le 28, malgré les positions formidables qu’ils occupaient, malgré les abris qui les protégeaient, malgré les refuges que leur offraient les rues, les ruelles, les maisons à double issue, malgré leur énorme artillerie, malgré leur nombre, ils furent vaincus par nos soldats marchant à découvert. Plus d’une cause leur a infligé une infériorité qui devait nécessairement amener leur défaite : au point de vue technique, ils ne savaient pas obéir, et l’on ne savait pas les commander. Au point de vue moral, la plupart ne savaient pas pourquoi ils se battaient. Presque tous trouvaient le métier qu'ils exerçaient fort dur et ne le faisaient qu’en rechignant".
Après la défaite de la Commune de Paris, Marx et Engels en ont fait le bilan et ils l'ont ajouté dans leur "Manifeste du Parti Communiste".
Ils concluent que la défense de l'intérêt quotidien seule ne suffit pas aux ouvriers. L'enjeu étant d'ordre politique - une lutte pour le pouvoir - il faut créer une nouvelle forme d'organisation : le Parti Social Démocrate.La crise économique.
Au 19ème siècle, la technologie améliore les outils de l’industrie et augmente la production des matières et les profits des industriels, mais cela a comme conséquence un surplus de main d'œuvre. De plus, on assiste à ce moment à un afflux de la main d'œuvre extérieure.
Alors pour pallier à ce problème les directeurs de mines, des aciéries et des verreries vont recourir à diverses méthodes...
- Licenciements de milliers d’ouvriers et de mineurs qualifiés. (Le nombre de chômeurs s’élève à 500 000 personnes.)
- Chômage technique : On ne travaille plus que 5 jours sur 6 (payé 5 jours).
- Diminutions salariales.
- Augmentation des prix des denrées alimentaires distribuées par la coopérative de l'entreprise.
- Augmentation des loyers dans les habitations de l'entreprise.
- Diminution ou suppression d'avantages sociaux et matériels.
Cette crise de surproduction enfonce encore un peu plus la tête des ouvriers dans la misère.
Aussi bien pour les sidérurgistes que pour les verriers ou les mineurs ou encore les ouvriers des filatures et manufactures, le résultat était que l'emploi est sacrifié.Tout augmente, les ouvriers travaillent moins et en plus, les salaires diminuent si bien que leur niveau de vie rejoignait celui des mineurs qui étaient les plus nombreux et les plus mal lotis de tous. Bref, les conditions de vie sont difficiles pour l’ouvrier et sa famille.
Bien que le travail d'ouvrier n’ait jamais été facile, il faut néanmoins reconnaître que les conditions de travail des mineurs étaient, avant le 20ème siècle, exécrables. Le patronat n'avait aucun état d'âme à l’égard des ouvriers mineurs. La population ouvrière était très souvent analphabète et inculte. L'ignorance facilitant l'exploitation, le système n’avait pas intérêt à ce que le monde ouvrier soit "instruit".
Si le mineur voulait avoir une vie décente (ce qui à notre époque représenterait encore la misère), il doit creuser des veines de charbon, couler l’acier liquide, souffler le verre plus de 10 à 12 heures par jour, parfois même 16, six jours sur sept. Il gagne peu, ne bénéficie d’aucune couverture sociale, n'a pas de congé payés, ne peut passer que quelques heures en famille par semaine. Les conditions sanitaires étaient inexistantes engendrant toutes sortes de maladies. La température au fond de la mine pouvait varier de 20° (350 mètres) à presque 50° (1.150 mètres) dans une atmosphère poussiéreuse. Situation identique dans les aciéries et les verreries. Les accidents étaient courants (coups de grisou, éboulements, inondations, brûlures par le fer ou le verre en fusion, explosions de fours à verre…) et réguliers, entraînant des dizaines, voire parfois des centaines de morts et encore plus de blessés. Son épouse travaille également, principalement dans les champs ou dans des usines. Elle exerce aussi des activités de lingère, repasseuse ou couturière. Certaines se rendent au marché matinal de Charleroi pour y vendre leurs maigres récoltes. Les enfants travaillent plusieurs heures par jour, aidant leurs parents, ou occupent certains postes nécessitant une petite taille dans les industries.
Vincent Van Gogh, vivant comme prêtre ouvrier à Jemappes (Mons) parmi les mineurs, décrivait dans les lettres à son frère la condition ouvrière de l'époque :
"L'homme du fond de l'abîme, de profundis, c'est le charbonnier... Voici à peu près deux ans déjà que je vis avec eux et j'ai appris à connaître quelque peu leur caractère original... Et de plus en plus je trouve quelque chose de touchant, de navrant même, dans ces pauvres et obscurs ouvriers, les derniers de tous pour ainsi dire et les plus méprisés, qu'on se représente ordinairement par l'effet d'une imagination vive peut-être, mais très fausse et injuste, comme une race de malfaiteurs et de brigands." (lettre à Théo Van Gogh, août 1880)
Naissance du Parti Ouvrier Belge.
En Belgique, des militants sociaux-démocrates fondent le P.O.B. en 1885. Ils veulent réunir les syndicats, les coopératives, et les mutuelles. Ils revendiquaient le droit de vote pour les ouvriers pour que le P.O.B. puisse devenir le relais politique de leurs aspirations.
Nous en sommes donc à la naissance, au tout début du mouvement ouvrier. Les syndicats n’existent pas sous leur forme actuelle et naissent difficilement vu le contexte répressif de l’État qui les considère comme hors-la-loi. Le Parti Ouvrier Belge voit le jour dans une période de troubles et au grand dam des bourgeois, des patrons et des classes dirigeantes.
La révolte de 1886.
A partir de 1885, la
situation touchait à son comble.
La sidérurgie Carolorégienne était concurrencée par les autres
centres sidérurgiques, qui à leur tour avaient introduit des machines et des
techniques modernes. A Charleroi, les commandes et la production
diminuaient.
Dans les verreries carolorégiennes, le patronat à choisi d'installer
de nouveaux procédés de fabrication pour augmenter la productivité. Elle
commence à restructurer.
Ce traitement forcément inégal des mineurs, des sidérurgistes, des verriers et de tous les ouvriers, en général, lié aux exigences d'une production accrue, et d'un capitalisme qui ne vise que le profit, devait déboucher sur des conflits sociaux inévitables dont les plus graves eurent lieu en 1886.
Le mouvement ouvrier nait à la faveur d'une crise économique majeure : la Grande Dépression de 1873-1896. Au 18ème siècle et jusqu'au début du 19ème siècle, il y eut peu d'innovations techniques. L'énorme accroissement de la production ne fut rendu possible que grâce à une avancée technologique et à des effectifs toujours plus nombreux, constitués souvent par une main d'œuvre non qualifiée, payée bien moins encore que les "mineurs qualifiés". C'est ainsi que naquirent au sein du personnel, des tensions que l'on essayait de prévenir par des règlements sévères.
Dans le Borinage (Hainaut), en février 1885, les mineurs ont mené une grève de six semaines contre la baisse de leur salaire. Ils ont reçu de l'aide venant des coopératives et des mutuelles des ouvriers flamands et wallons.
Des nouvelles alarmantes générées et propagées par la misère ne font qu'une trainée de poudre dans toute la Wallonie. De Liège à Mons en passant par Namur et Charleroi, les rumeurs les plus folles courent dans les corons... on parle même de fermeture pure et simple de puits, on parle de réduction de salaire, de licenciement. Les faux bruits portés par l'intrigue de certains politiciens et par l'inquiétude des familles ne fait que gonfler la frayeur des gens du peuple.
La Belgique, un des pays les plus industrialisés au monde à l’époque, n’est bien sûr pas épargnée par la gangrène capitaliste…
Les mineurs ont toujours eu recours à la grève que ce soit pour la défense de leurs salaires et de la justice sociale ou contre des mesures gouvernementales modifiant la structure du secteur ou débouchant sur la fermeture de leurs puits.
En 1885, les ouvriers du textile de la Grasfabriek de Gand font grève pour de meilleures conditions de travail. La répression est sanglante. C’est le début d’une longue série de contestations ouvrières.
L'hiver est rude en ces premiers mois d’hiver 1886. Depuis quelques jours, des tracts anarchistes circulent dans les usines. Des socialistes entendent bien commémorer comme il se doit les 15 ans de la Commune de Paris. La date du 18 mars est choisie pour cette commémoration et l'occasion sera donnée pour manifester contre leurs conditions de vie et de travail. L’idée du suffrage universel fait son chemin.
Printemps 1886 : le peuple touche aux limites extrêmes du désespoir.
Le 14 mars, le puits 28 de Belle et Bonne, à Quaregnon se met en grève.
La manifestation est toujours maintenue pour le 18 mars et, contre toute attente le bourgmestre l'autorise. En effet, le commissaire en chef, M. Mignon, estime que la classe ouvrière liégeoise est calme. Son esprit était même “considéré comme excellent”. Il y avait déjà eu, à Verviers, à Dison, à Charleroi, de nombreuses exhibitions de drapeaux rouges et de bonnets phrygiens mais cela faisait plus partie du folklore que de la revendication pure et dure. Dans ces conditions, pourquoi irriter la population par une interdiction intempestive de manifester ?
Mais toutes les précautions sont néanmoins prises. La Garde civique est mobilisée en réserve. Les gares sont surveillées et les policiers postés à leurs sorties ont annoncé que les ouvriers arrivaient pour la manifestation mais que tout était calme dans les trains venant de banlieues. Et puis, de toutes façon, les anarchistes ne sont qu'une poignée ...
La police est confiante. Vu le calme apparent de la manifestation, le bourgmestre se contente d’envoyer 22 policiers en uniforme pour encadrer le cortège et 20 policiers en civil.
Le 18 mars 1886 c'est entre 2000 et 3000 ouvriers qui se retrouvent sur la place Saint-Lambert de Liège.
Le groupe anarchiste de Liège n'avait prévu qu'un petit cortège d'une demi-heure suivi d'un meeting dans une salle de trois cents personnes en Outremeuse, place Delcour.
Ceux que l'on n'attendait pas, les voilà. Des milliers d'ouvriers venus d'Ougrée, de Seraing, de Tilleur, de Herstal, de Wandre, des hauteurs de Saint-Nicolas. À 19 heures, la place Saint-Lambert, lieu de concentration de la manifestation, est noire de monde. Et l'on y entend des cris nouveaux, comme "À bas les capitalistes !". À bas les bourgeois !".
Place Verte, un des organisateurs, Édouard Wagener, de Herstal, est hissé sur des épaules et improvise un discours qui ressemble au Catéchisme du Peuple d'Alfred Defuisseaux.
"Citoyens, vous êtes tous des ouvriers !
Vous avez traversé les rues les plus riches de la ville et qu'avez-vous vu ? Du pain ? De la viande ? Des vêtements ? Des richesses de toutes sortes ?
Qui a produit cela ? C'est vous et votre travail !
Oui ! C'est l'ouvrier qui a produit tout cela ! Et qui en profite ? Pas vous !
Vous n'avez rien sur le dos. Vos enfants meurent de faim, ...
Êtes-vous lâches ?
Continuerons-nous à laisser nos femmes et nos enfants sans pain quand les magasins regorgent des richesses que nous avons produites ? Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits ? Non ! Vive l'anarchie ! Révolution !... Vive la république ! et Vive la Commune !"
Lorsqu’ils se mettent en
marche et traversent des quartiers riches de la ville, c’en est trop. Le
luxe, l’opulence, le faste de ce qu’ils voient est si éloigné de la misère
qu’ils vivent que la colère explose. Une minorité des manifestants commence
à piller les magasins.
Pendant que la manifestation ouvrière descend sur la ville et laisse libre
cours à sa colère, la société bourgeoise de Liège s’est réunie dans les
salons de l’hôtel Mohren, près du Pont d’Avroy où une réception est donnée
en l'honneur du compositeur Franz Liszt de passage en Belgique. A 75 ans, il
n’est plus le virtuose plein de fougue des Rhapsodies hongroises ou
de Faust. Il s’habille en prêtre et ne compose plus que quelques
notes.
A peine débutée, le fête est interrompue et le bourgmestre, Julien d’Andrimont,
est appelé en urgence pour s’occuper de la manifestation qui dégénère. Son
intervention et celle des forces de l’ordre n’empêcheront pas les
manifestants de faire voler en éclats les fenêtres de l’hôtel où la fête se
déroulait.
Les forces de police interviennent immédiatement. Elles n’hésitent pas à
sortir les sabres. Le sang coule. Des ouvriers meurent de la main des
gendarmes.
Quelques milliers d’ouvriers, venus des faubourgs industriels, se sont
concentrés autour de la place Saint-Lambert. Parmi eux, beaucoup de jeunes
qui, drapeaux rouges en tête, ont parcouru la place Verte, la place du
Théâtre, les rues de l’Université, de la Cathédrale, Vinâve d’île et des
Dominicains pour se retrouver, une demi-heure plus tard, au lieu de départ.
Il est dix-neuf heures trente. L’explosion est imminente. C’est le début de
deux mois de grèves, de révoltes, d’émeutes de la faim.
Dès le lendemain, les mineurs de Jemeppe-sur-Meuse entament une grève pour une augmentation salariale. Le mot d’ordre de grève s’étend à tout le bassin liégeois. Les gardes civiques de Louvain et de Bruxelles sont envoyées pour mater la rébellion. Les jours qui suivent, le tribunal de Liège prononce 77 condamnations.
L’armée est mobilisée et occupe des endroits stratégiques pour empêcher les manifestations spontanées. Mais les pillages et les grèves continuent. La violence des forces de l’ordre va crescendo, elle aussi.
Un témoin raconte : "Toutes les étroites rues de Tilleur (Liège) étant barrées par les troupes, quelques mineurs s’étaient avancés sur cette passerelle. On leur a fait les sommations; ils ne pouvaient de là faire aucun mal; ils se croisaient les bras et criaient : "Tirez, lâches !" Les officiers commandèrent le feu; les soldats tirèrent trop haut pour atteindre le groupe; les officiers visèrent et abattirent trois personnes : un enfant, une femme et un mineur. Les autres restèrent immobiles et répétèrent leur cri : "Tirez, lâches !". Les soldats avancèrent baïonnette au canon et les grévistes furent refoulés dans la ville et se dispersèrent".
"De Greve" peinture d'Eugène Laeremans de 1893.
Le 21 mars, trois jours après la première manifestation des ouvriers, la grève est totale dans les charbonnages. Une femme est gravement blessée par balle lors d’une confrontation entre les grévistes et la garde civique. Les ouvriers ne sont pas seuls lors des manifestations et des grèves. Leur famille est bien souvent présente. Les jours et les nuits qui suivent, des incidents éclatent un peu partout dans la région liégeoise. La tension est lourde.
"C’est d’ailleurs maintenant une véritable chasse à l’homme. Quiconque se montre à une fenêtre d’un étage supérieur, ou sur un point élevé quelconque, fût-ce sur une colline, est sommé de descendre, ou sinon on tire sur lui. Les propriétaires de mines se sont armés en guerre. Ils veillent dans leurs bâtiments, entourés des officiers qui mangent à leur table. Ils sont munis de fusils perfectionnés et annoncent l’intention, cette nuit, de tirer sur tous les groupes qui se formeraient aux abords des charbonnages. La peur rend féroce et il semble déjà que les houilleurs (mineurs) ne soient plus des hommes pour tout ce monde affolé, mais des bêtes féroces qu'il faut abattre."
Du 22 au 28 mars : des émeutes éclatent dans le bassin liégeois : Seraing, Jemeppe, Flémalle. Pendant deux à trois jours, de violents affrontements vont opposer ici et là des groupes de grévistes et les forces de l’ordre. Bilan des émeutes et grèves de Liège: 3 morts, 67 blessés et 165 à 200 arrestations. 10.000 à 11.000 mineurs et ouvriers métallurgistes ont fait la grève et se sont trouvés face à 6.000 soldats. De nombreuses condamnations ont été prononcées par le Tribunal correctionnel de Liège.
Le mouvement s’essouffle dans la Cité ardente ...
"Der Streik", peinture de Robert Koëhler de 1886.
... pour reprendre de plus belle aux alentours du Pays Noir.
En effet, les syndicalistes tiennent des meetings à Charleroi, Lodelinsart, Marchienne,... et leurs paroles ne sont pas pour apaiser les gens... au contraire.
Le 25 mars, à Fleurus, au puits Ste Henriette, 190 mineurs en ont assez de se crever au travail pour un salaire de misère. Ils réclament une augmentation au patron, qui refuse. Les ouvriers partent en grève. Alors, ils quittent la fosse et rêvent de liberté. Ainsi éclate la grève, l’émeute, la protestation sociale la plus violente du Pays noir.
Le fait que les travailleurs carolos reprennent le flambeau est un événement important. Dans les années 1880, l’industrie de Charleroi est l’une des plus avancées au monde. 35 000 mineurs (dont 3 000 femmes), 12 000 métallos, 7 000 verriers travaillent au Pays noir. Sur 250 000 habitants, 60 000 sont ouvriers.
Les mineurs vont alors de puits en puits faire arrêter le travail. Ils passent ainsi au Nord de Gilly et au Marquis (Campinaire). Ils poursuivent leur mouvement sur Châtelineau, Gilly, Montignies sur Sambre. Vers 6 heures du matin, des houilleurs de Châtelineau Taillis-Prés se concertent dans des cabarets. Dans l’après-midi, le mouvement s’étend aux puits de Châtelet et Couillet. Le mouvement prend de l'ampleur et le gouverneur du Hainaut, le duc d'Ursel ainsi que le bourgmestre de Charleroi M. Audent, demandent l'aide de la garde civique, de l'armée et des forces de l'ordre.
Vers 22 heures, ce jeudi 25 mars, les chasseurs-éclaireurs et la batterie d'artillerie de la Garde civique sont sous les armes. Le lendemain, à quatre heures du matin, le colonel Kerrinckx, envoie, à la demande du commissaire d'arrondissement de Charleroi, un bataillon du 1er Chasseurs à Châtelineau, de "sérieux désordres" étant à craindre. Ce n'est qu'un début...
Le premier renfort, un escadron du 4e Lanciers arrive de Tournai à 10h30. Puis, ce sont deux bataillons du 3e Chasseurs et quatre escadrons du 4e Lanciers qui arrivent dans la soirée. Les seconds se rendront tristement célèbres lors de leur violente intervention à Roux.
D'autres bataillons de l'armée se déploient de Tournai à Liège : chasseurs, escadrons de lanciers... Le pays de prépare à une guerre civile.
Ce premier jour de grève paralyse tous les charbonnages de la région carolorégienne. Il provoque des blessés et 30 arrestations de la part de la gendarmerie. Le lendemain, des piquets volants arrêtent laminoirs, fonderies et verreries. Le bourgmestre de l’époque, Jules Audent, tente de semer la panique en ordonnant aux gens de rester chez eux "pour ne pas devenir victime de leur curiosité". Il interdit aux ouvriers l’accès au centre de la ville.
Le 26 mars, les mineurs sont rejoints par des verriers, des métallurgistes, des jeunes, des femmes.
Depuis un certain temps, le syndicat verrier, l’Union Verrière, s’oppose au patronat des verreries parce que celui-ci souhaite réaliser des économies essentiellement sur le dos des travailleurs. Les mesures préconisées, et appliquées, résonnent d’une manière étonnamment actuelle : réduction des salaires, embauche d’apprentis à des salaires moindres que ceux des ouvriers verriers, obligation de signer des contrats de travail à long terme destinés à briser toute action de grève, introduction d’un nouveau type de four, nécessitant beaucoup moins de main-d’œuvre... des mineurs disent même que les nouveaux fours à verre peuvent se passer de charbon.
Ce 26 mars marque un tournant dans le mouvement. Des ouvriers brisent leur outil de travail.
Un groupe de plus de 2.000 personnes descend sur Gilly et Charleroi. Leur troupe marche sur toute la largeur de la chaussée qui mène au Faubourg. Les habitants, cachés derrière leurs fenêtres, regardent apeurés la masse hurlante qui coule sur la chaussée, lourde, puissante, irrésistible. Les volets se ferment sur son passage. La masse envahit la ville haute, quelques carreaux volent en éclats, la foule jouit de sa force face aux bourgeois qui se terrent.
Vers 13 h 30, des grévistes arrivent aux verreries Jonet, forcent les portes saccagent le matériel. Voisines, les verreries Casimir Lambert subissent le même sort. La grève, devenue émeute, gagne Lodelinsart et Dampremy, toutes les verreries (Fourcault, Frison, Schmidt - Devillez) y sont saccagées par une foule ivre de rage trop longtemps contenue et où se mêlent mineurs, hiercheurs, ouvriers verriers, beaucoup de très jeunes gens et de femmes. C'est alors près de 5000 personnes qui déboulent fin d'après-midi sur Jumet-Hamendes.
De 5 à 6 000 personnes se dirigent vers celle d’Eugène Baudoux, richissime homme d’affaires qui vient de remplacer des ouvriers par de nouveaux fours plus rentables nécessitant moins de main d’œuvre. Eugène Baudoux cristallise ce contre quoi les ouvriers se battent. La verrerie Baudoux et le château du propriétaire deviennent l'exutoire de la folie destructrices des pauvres submergés par le désespoir.
La foule s'y précipite, renverse tout sur son passage, jette les cannes à souffler dans les fours. L'usine ultra-moderne et le château sont livrés au pillage et à l'incendie. On s'arrache les objets et les meubles. La foule ne quitte l'usine et le château que chassée par l'incendie qui ravage les bâtiments.
D’autres groupes de manifestants s’attaquent à des charbonnages.
Au même moment, le sang coule à l’autre bout du Pays noir. Venant des Forges d'Acoz à Châtelineau, un groupe de grévistes se heurte aux gendarmes en se dirigeant vers Châtelet, qui les charge sabre au clair laissant de nombreux blessés sur les pavés rouges de sang. Un escadron de chasseurs arrive en renfort et on peut compter de nombreux blessés ainsi que deux morts au puits Sébastopol.
L'armée aide les gendarmes à embarquer les grévistes vers la prison de Charleroi où ils s'entassent par dizaines, attirant ainsi sous ses murs une foule de personnes piétinant tout le reste de la journée et la nuit.
En soirée, les
participants aux manifestations venant de Marchienne se rejoignent à Roux
et s'attaquent au puits du Martinet, aux verreries Monseu et aux glaceries
de Roux.
Il est environ 23 heures lorsque soixante chasseurs à pied arrivent sur
les lieux et prennent aussitôt position.
Sur ordre du capitaine Bultot, le commissaire de police, ils font les
sommations d'usage puis tirent sur la foule. Cinq malheureux y sont
assassinés et une douzaine d’autres grièvement blessés.
Le samedi 27 mars, les grévistes, au nombre de 700 se dirigent vers Roux. Alors que rien dans l’immédiat ne justifie son intervention, le 3ème chasseurs coupe leur route vers 11h30 et ouvre le feu fauchant 14 personnes.
En réponse à cette
provocation, les grévistes continuent leur marche en avant, puisant au
sein de la foule sa force. Ivres de vengeance, les grévistes s'en vont
piller les symboles de l'oppression des propriétaires : les châteaux, les
maisons de maîtres, les couvents...
La troupe, à l’abri de ses armes, tire, fauchant les premiers rangs. Le
porteur du drapeau s’écroule, frappé à mort. La troupe relève 10 morts et
de nombreux blessés (dont 4 mourront des suites de leurs blessures).
La nouvelle de ce massacre exaspère la rage vengeresse de la foule qui s'en va piller châteaux et couvents, symboles de l'oppression des profiteurs. Mais de nombreux malfaiteurs se sont mêlés aux grévistes et ils entraînent les moins audacieux au pillage des demeures désertées. Ainsi, plusieurs incidents violents opposent encore les gendarmes à des groupes déchaînés.
Ici, pas de sommation. La répression se durcit et elle porte désormais un nom : Alfred Van Der Smissen, un général connu pour sa brutalité et appelé sur place pour prendre la tête des forces de l’ordre. Anobli baron par Léopold II après avoir guidé l'expédition militaire Belge au Mexique pour y mettre la princesse sur le trône, le général Van Der Smissen a été envoyé à Charleroi le 27 mars 1886.
"Le colonel Kerrinkx doit consigner les deux bataillons de garnison, et doit les tenir prêts à marcher. Il faut agir contre les anarchistes et les incendiaires avec la plus grande vigueur et en faisant résolument usage des armes." (télégramme du général Van Der Smissen au ministre de la Guerre en date du 26 mars).
Il consigne en même temps les troupes à Mons et Tournai "afin de les tenir à la disposition du commandant de la province du Hainaut qui les dirigera sur Charleroi s'il en est requis"
"La garde civique est tenue de faire feu sans sommation sur les émeutiers et il faut donner des ordres en conséquence. Je sais que c’est illégal, mais je me moque de la légalité, on m’a envoyé ici pour rétablir l’ordre et je le rétablirai par n’importe quel moyen." (télégramme du général Van Der Smissen à l’échevin de Charleroi Defontaine.
Lors d'une réunion avec les bourgeois de Charleroi, il déclare : "Je réponds à tout le monde la même chose, c'est à dire qu'il faut commencer par se protéger soi-même contre les voleurs et que les fusillades qu'on entretiendrait de la sorte, attireront au besoin l'intervention des troupes voisines beaucoup plus rapidement que les télégrammes".
Les gendarmes feront encore 3 victimes à Gilly Duchère. Après les fusillades des 26 et 27 mars, Roux va connaître un véritable état de siège. La tension ne tombera guère en cette année 1886 et particulièrement en octobre et novembre lors de la grande manifestation de Charleroi et la grève d'Amercoeur.
Le lendemain, la commune de Roux, se réveille en état de siège. Le Conseil Communal a voté des mesures pour éviter de nouveaux troubles.
Ce même jour, à La Louvière, les syndicalistes tiennent un meeting. Craignant des évènements semblables à ceux qui ont embrasé le Pays Noir, les autorités mobilisent et dépêchent sur le Borinage les 7ème et 8ème de ligne, tandis que 2 bataillons du 13ème de ligne qui se trouvaient au camp de Berverloo sont envoyés à Mons. 1 bataillon du 11ème de ligne venant d'Arlon est envoyé à La Louvière et 1 bataillon du 2ème chasseur de ligne est envoyé pour occuper Mariemont, La Hestre et Bascoup. Ils se montrent de manière ostensible et protègent les biens immobiliers des propriétaires terriens (maisons particulières et usines).
Le 28 mars, à Flénu, plusieurs centaines de mineurs demandent une augmentation salariale et devant le refus de la direction, ils se mettent en grève.
Affolées et craignant à nouveau des évènements semblables à ceux qui ont embrasé la veille, le Pays Noir, les autorités locales réclament de nouveaux renforts que le gouvernement leur envoie bien volontiers. Le Borinage est ceinturé par l'armée. Une tentative de dynamitage d'un puits par un anarchiste nihiliste est évitée de justesse.
Le même jour, le monde prend connaissance des événements tragique du Pays Noir. De partout et même de l'étranger, accourent des journalistes en quête d'informations; ils apprennent que les victimes de Roux seront enterrées le lendemain 29 mars.
Du 25 mars au 1 avril, des grèves éclatent dans les carrières de Maffle, près de Ath. Des heurts ont lieu et l'armée présente en masse intervient de manière musclée. Bilan : deux morts parmi les ouvriers.
Le 29 mars : on assiste à une occupation des usines de la vallée du Hoyoux, près de Huy tandis qu'une grève est déclenchée dans la métallurgie du Namurois. De fin mars à la mi-avril, ce sont les carrières du Namurois, du Tournaisis et de Sprimont, dans la vallée de l’Ourthe ainsi qu'une filature à Dinant qui sont touchées par les grèves.
Si les émeutes de mars et avril 1886 ont touché principalement les bassins de Liège et de Charleroi, il faut noter que des incidents et des grèves frappèrent d’autres régions du Pays dont notamment le Borinage, Tournai, Verviers, Alost...
Le 29 mars, c'est le jour de l'enterrement des victimes du samedi. L'armée a reçu l'ordre de tirer à vue sur d'éventuels manifestants. Le mouvement de grève se propage aux carrières de Tournai, Soignies, et Dinant... mais tout reste calme. Les soldats terminent d'investir les lieux industriels. et déjà le 1er avril un communiqué indique que "La tranquillité est rétablie".
Les derniers jours de la révolte, le général Van Der Smissen voulut en terminer en frappant fort. Dans les champs, aux bords des villes, dans les jardins, dans les maisons abandonnés on découvre des dizaines et des dizaines de corps. Les rumeurs courent dans les corons. "On exécute sommairement les ouvriers !" Dans les jours qui ont suivi, on a su que c'étaient les victimes de snipers de l'armée et des milices civiles.
Le mouvement commence à décroître. Finalement, les ouvriers restent chez eux et ne sortent plus manifester. Les derniers jours de mars sont ceux du dégrisement et de l'incertitude. Si la plupart des ouvriers se croisent encore les bras, certains rejoignent déjà l'usine sous la protection de la troupe. Sans mot d'ordre précis, sans organisation, le mouvement s'effrite. Le 2 avril, on note toujours 17 foyers de grève dont la plupart à Charleroi, Gilly, Fleurus, Châtelet, Montignies et Marchienne.
La grève aura touché l’ensemble de la Wallonie. La Flandre, qui a connu des grèves l’année précédente avec les mêmes mots d’ordre d’augmentation salariale, d’amélioration de conditions de travail a vu ses ouvriers témoigner de la solidarité concrète avec leurs frères et sœurs francophones. Comme les ouvriers de Gand et d’Anvers qui, via leurs coopératives ouvrières, n’ont cessé d’envoyer du pain aux grévistes wallons. Mais, sous la menace de l’armée, ces derniers commencent à reprendre le chemin de l’usine, de la mine, de la verrerie. Comme l’écrit l’ex-président de la Centrale générale de la FGTB Paul Lootens dans "1886, révolte ouvrière et répression bourgeoise, "Ainsi se termine cette première grande révolte ouvrière en Belgique. Mais les résultats de cette première grande révolte sont à venir."
Traités comme des
vagabonds, chassés et expulsés hors des villes, les ouvriers de tous ces
métiers confondus qui se sont finalement révoltés contre les machines et
leurs maîtres, se sont heurtés à la répression meurtrière de la bourgeoisie.
N'ayant aucun parti politique ni aucun député démocratiquement élu pour les
défendre et avec des syndicats à peine nées, les ouvriers sont poursuivis et
chassés de partout... L'armée installe la terreur et la répression commence.
Après la répression policière vient celle du judicaire qui s'abat sans
ménagement sur le peuple. Au cours des mois qui suivent, des centaines
d’ouvriers, grévistes ou non, sont traduits devant les tribunaux et
condamnés sommairement.
Protégé par la troupe ceinturant le Palais de Justice, le tribunal
correctionnel de Charleroi organise des simulacres de procès. Accusés
"d’atteinte à la liberté du travail, de faits de grève sauvage, de
violences, de troubles de l'ordre public, de déprédations de biens publics
et privés, de vols de nourriture, brigandages" les ouvriers, hommes, femmes
et enfants, parfois arrêtés arbitrairement sont punis par des condamnations
qui vont parfois jusqu’à 47 mois de prison.
Surtout, la justice part à la recherche des "responsables". Deux souffleurs de verre, membres très actifs et populaires de l’Union Verrière, Oscar Falleur (secrétaire et correspondant du quotidien socialiste Le Peuple) et Xavier Schmidt (qui vient d’être renvoyé par le patron Eugène Baudoux) vont servir d’exemple. Le procès des incendies de la verrerie Baudoux et du château de son patron est l’occasion rêvée de couper la tête du syndicat. La composition du jury n’est pas négligée par l’État : les 30 jurés sont banquiers, notaires, industriels, etc. Sans surprise, la Cour déclare les deux leaders ouvriers "coupables de provocation au pillage et d’atteinte à la liberté du travail". La condamnation est de 20 ans de travaux forcés. La peine la plus lourde jamais prononcée pour ce genre de délit.
Les condamnations qui frappent les travailleurs après les événements de mars 1886 reflètent bien la rage et la frayeur des classes possédantes. La réaction bourgeoise ne pense qu'à écraser et réprimer plutôt que de comprendre et apaiser.
Pour éviter que de tels agissements ne se reproduisent dans le futur, les autorités décident d'établir à Charleroi une caserne de cavalerie et son régiment tandis qu'à Gilly on constitue une garde civique.
Mais les ouvriers ne
l’entendent pas ainsi. En mai 1887, une nouvelle grève enflamme le Hainaut
et Liège. 60 000 grévistes vont revendiquer le suffrage universel et…
l’amnistie pour les condamnés de 1886. Ils réclament la libération de tous
les condamnés mais particulièrement celle des deux leaders. Un mois plus
tard, sous la pression, l’État cède et les prisonniers sont libérés, soit
par grâce soit sous conditions.
En effet, s’il est libéré, Oscar Falleur doit quitter le pays avant le 15
août 1888. Encore une fois, la mobilisation des ouvriers fait céder l’État :
une pétition recueille 6000 signatures et est remise au ministre de la
Justice, Jules Lejeune. Obligé de céder, ce dernier donnera son nom à la loi
de libération conditionnelle.
Conclusion.
Le bilan de l’insurrection est lourd : 100.000 à 150.000 grévistes se sont retrouvés face à 60.000 hommes de troupe (gardes civils, de bataillons de chasseurs à pieds et lanciers). 24 ouvriers tués, plus de 150 personnes blessées, quelques 350 condamnations à des peines de prison tant à Liège qu'à Charleroi et plus de 2.500.000 francs or de l’époque pour la réparation des dégâts.
La bourrasque sociale qui vient de balayer le bassin industriel wallon d'est en ouest a-t-elle pour autant atteint le gouvernement ?
Depuis les élections du 10 juin 1884, le Parti Catholique est revenu au pouvoir avec 86 sièges à la Chambre contre 52 aux Libéraux, qui en ont perdu 27.
Jusqu'au 24 mars 1886,
date à laquelle le Sénat ajourne ses travaux jusqu'à convocation ultérieure,
les grèves et les tueries ne sont même pas évoquées pas les membres de la
Haute assemblée de leurs prérogatives strictement législatives.
Quant aux députés, ils sont en vacances depuis le 6 mars, et ne réintègrent le Parlement que le 30.
L'ordre du jour de la séance annonce une communication gouvernementale par
le Premier ministre August Beernaert.
"Exploitant les difficultés d'une situation qui atteint toutes les classes de la société et qui est commune à l'Europe, quelques meneurs ont réussi à soulever un grand nombre d'ouvriers charbonniers et à provoquer les plus désagréables désordres.
A Charleroi, il y avait là la lie du peuple, des repris de justice, des misérables (C'est comme cela que sont considérés les ouvriers !) Mais ce que les excitateurs ne disent pas aux malheureux ouvriers qu'ils égarent, c'est que s'ils souffrent, le sort du capital, des patrons, des actionnaires et des propriétaires d'usines pas meilleur que le leur. Nous souffrons (Pauvres patrons et actionnaires qui souffrent dans leurs belles maisons luxueuses...) aussi depuis quelques années et le travail est en quelque sorte gratuitement mis à leur disposition. (Le travail serait-il un cadeaux que les riches font aux pauvres?) Qui plus est, ce qui est produit dans nos usines nous fait du tort parce qu'à l'étranger on ne nous donne pas plus de commandes qu'avant. (Serait-ce la justification des licenciements, des baisses de salaires et de l'augmentation des prix des vivres?)
Je me plaîs à rendre un solennel hommage à l'armée et aux autorités judiciaires, à la gendarmerie, à la Garde civique ... qui, toutes, ont mérité les plus vifs éloges. Le gouvernement examinera avec calme et sang-froid les mesures qu'il doit prendre pour donner du travail à tous ceux qui en réclament. Des crédits importants ont été demandés pour des travaux publics. Ils seront réalisés sans retard, de même que 352 kilomètres de chemins de fer vicinaux. Ce sera du travail pour tout le monde. Le moment n'est pas venu pour discuter les événements douloureux qui se sont passés. L'opinion publique accuse le gouvernement d'avoir organisé les secours trop tard. Je ne me prononce pas actuellement sur ce sujet. Je demande au gouvernement des détails plus précis sur ce point. (Une Commission d'Enquête Parlementaire destinée à mettre en lumière les dysfonctionnements de l'Etat... On croit rêver ! Des parlementaires vont encore "travailler", "discuter" comme dans l'affaire du Kasakhgate pour accoucher d'un rapport qui dit que tout va bien et dans lequel la majorité aura retiré toutes les phrases qui l'incriminent et qui la mettent en cause... une hypocrisie de plus !!! ) Pour le moment, il faut que force reste à l'ordre et à l'autorité et en ce qui me concerne, pour ce qui s'est passé dans la région de Liège et ensuite de Charleroi. En ce qui me concerne, l'incident est clos ! (Ah ? Tout ceci ne fut qu'un incident aux yeux du pouvoir et des fortunés?)
Pas un mot pour les morts et les dizaines de blessés de la répression. L'analyse faite par le Premier Ministre est dérisoire, pathétique et ridicule devant la gravité des faits.
Il n'en reste pas moins que c'est à partir de 1886 qu'on va s'intéresser aux droits des travailleurs... mais il faudra attendre 1948 pour que tous les Belges (hommes et femmes de toutes conditions sociales) soient égaux face à notre système électoral qui devient un système au suffrage universel.
Suite aux événements de 1886, le Parlement doit malgré tout lâcher du lest. Sur ordre du roi Léopold II, la Commission du Travail est lancée le 17 avril 1886. Si elle n’est qu’une manière de temporiser, elle permet quand même aux ouvriers délégués de venir témoigner de leurs conditions de vie. Et, surtout, d’avancer des revendications : diminution du temps de travail, suppression du tirage au sort pour le service militaire, loi sur les accidents de travail, instauration de caisses d’assurance (contre le chômage, la maladie, etc.), interdiction du travail des femmes et des enfants dans la mine…
Voici comment un témoin de l’époque, le socialiste Louis Bertrand, relate les événements de 1886 en Belgique.
"L’année 1886 marquera dans l’histoire de notre pays. Elle est notre année terrible, comme l’année 1871 le fut pour la France. L’année 1886 a vu aux prises les repus et les misérables : ceux qui gouvernent à leur profit avec ceux qui demandent à avoir leur part des avantages sociaux. Nous avons eu nos troubles, nos châteaux en feu, nos usines détruites. Nous avons vu la bourgeoisie affolée, les misérables furieux, le pays sens dessus-dessous. La bourgeoisie a eu peur. Les pouvoirs publics ont été secoués terriblement et ont, un instant, mis leur autorité entre les mains d’un général sans pitié."
La défense de Père Jean au tribunal.
Le Père Jean est un vieil homme de plus de 60 ans accusé de meurtre après une rixe avec un syndicaliste. Estimé de ses collègues, de ses chefs et du Directeur de la mine pour son courage, son honnêteté, son abnégation, ce dernier lui délègue ses avocats. Mais le Père Jean décide d'assurer lui-même sa défense.
Les avocats prendront ensuite la parole et le vieil homme sera acquitté. Un journaliste présent dans la salle nous relate les paroles que le Père Jean a prononcées pour assurer sa défense.
Mon histoire, messieurs les Juges, sera brève et conforme à la réalité…
Voilà. Les sidérurgistes, les forgerons, les filatures, les verreries et de nombreuses fosses s'étaient mis en grève. C'était leur droit. L'hiver avait
été très dur. Et le printemps de cette année était froid. Les
salaires bas et les provisions maigres. Cette fois, le faubourg en avait assez d'avoir faim.
Le samedi, le soir du payement de la quinzaine des mineurs, on me prend doucement par le bras, on m'emmène au cabaret. Là, les plus vieux
compagnons, dont j’ai déjà refusé de vous livrer leurs noms, me disent : "Père Jean, nous manquons de courage. Il faut qu'on augmente la paye, ou
sinon on part nous aussi en grève ! On nous exploite, et c'est notre unique moyen pour nous faire entendre.
Donc, nous vous choisissons, comme étant le doyen, pour aller prévenir le patron, sans colère et sans haine, que s'il n'augmente pas notre pauvre
salaire, dès demain, tous les jours sont grèvés, on se croisera les bras et on ne descendra plus au fond. Père Jean, êtes-vous notre homme ?"
Moi je dis : "Je veux bien, puisque c'est utile aux camarades."
Monsieur le président, je n'ai pas fait de barricades, je suis un vieux
paisible, et me méfie un peu des habits noirs pour qui l'on fait le coup de feu.
Mais je ne pouvais pas leur refuser. Je prends donc la corvée, et me rends chez le Directeur. J'arrive, et je le trouve à table. On m'introduit. Je
lui dis notre gêne et tout ce qui s'ensuit : Le pain trop cher, le prix des loyers. Je lui explique que nous n'en pouvons plus, j'établis un long compte
de son gain et du nôtre, et conclus poliment qu'il pourrait, sans ruine, augmenter la quinzaine.
Il m'écouta tranquille, en cassant des noisettes et me dit à la fin : "Vous, Père Jean, vous êtes un honnête homme et ceux qui vous poussent ici
savaient ce qu'ils faisaient quand ils vous ont choisi. Pour vous, j'aurai toujours une place sur le carreau de la fosse, mais sachez que le prix
qu'ils demandent m'égorge et que si je le leur accorde, je ferme demain la fosse. Et alors, ceux qui font les turbulents sont tous des paresseux. C'est là mon
dernier mot, vous pouvez le leur dire."
Moi je réponds : "C'est bien, Monsieur."
Je me retire et le cœur sombre, je m'en vais rapporter aux amis cette réponse, ainsi que je le leur avais promis.
Là-dessus, grand tumulte. On parle politique. On jure de ne pas retourner au fond. Et, dam ! Je jure aussi, moi, comme les anciens.
Oh ! Ce soir-là, tous ensembles, on se sentait l'âme gaie et personne n’a pensé au cours de la nuit suivante que peut-être, on n'aurait plus d'argent
avant longtemps et qu'il allait falloir s'accoutumer au jeûne.
Pour moi, le coup fut dur, car je ne suis plus jeune et je ne suis pas seul. Lorsque, rentré chez nous, je pris mes deux petits-enfants sur mes genoux, je regardai, pensif, ces deux petites bouches. Vous devez savoir, Monsieur le Président que mon gendre a mal tourné, il est en prison et que ma fille est morte en couches.
Ces deux petits bientôt connaîtraient la faim et je rougis de honte d'avoir ainsi juré de rester au logis. Mais je n'étais pas plus à plaindre que les autres et comme on sait tenir un serment chez nous, les mineurs, je me suis promis encore une fois de faire mon devoir.
Ma vieille femme alors rentra de son lavoir, le dos ployant sous un paquet de linge tout humide. Et je lui
ai dit la chose avec un air timide.
La pauvre n'avait pas le cœur à se fâcher. Elle resta, les yeux fixés sur le sol, immobile, et me répondit : "Mon cher mari, tu sais bien que je suis
une femme économe. Je ferai ce qu'il faut, mais les temps sont bien lourds et nous avons du pain au plus pour deux semaines."
Moi je repris : "Cela s'arrangera peut-être !"
Je savais, qu'à moins de devenir un traître envers mes camarades, je n'y pouvais plus rien, et que les mécontents, afin de maintenir la grève plus longtemps, sauraient bien
surveiller et punir les transfuges. Des piquets de grève seront placés aux abords de la fosse.
Et la misère vint. Mais je peux vous le dire, Messieurs les Juges, croyez bien que, même au comble du malheur, je n'aurais jamais pu devenir un voleur. Rien que d'y songer, je serais mort de honte. Pourtant je suis un désespéré, qui du matin au soir, regarde dans les yeux son propre désespoir. Malgré tout, je n’ai jamais eu de mauvaise pensée. Pourtant, au plus fort du printemps et de la grève, ma vieille honnêteté voyant ma vaillante compagne et mes deux petits-fils, grelotter tous les trois près du foyer sans flamme, devant ces cris d'enfants, devant ces pleurs de femme, jamais, je le jure ici sur la croix, jamais dans mon cerveau sombre n'est apparue l’idée de commettre une action furtive, vile et répréhensible. Je ne prétends pas qu'il faille tenir compte du fait que je n’ai pas prémédité de faire quoi que ce soit de répréhensible, car ce que j’ai fait, je l’ai fait. Si mon orgueil à présent s'adoucit, si je plie un moment devant vous, si je pleure, c'est que je les revois, ma pauvre famille, ceux de qui tout à l'heure j'ai parlé, ceux pour qui j'ai fait ce que j'ai fait.
Donc on se conduisit d'abord comme on devait : on mangea du pain sec, et l'on mit tout en gage. Je souffrais bien. Pour nous, la chambre, c'est la cage et nous ne savons pas rester à la maison. Voyez-vous ! J'ai tâté, depuis mon acte, de la prison et je n'ai pas trouvé de grande différence. Ne rien faire, ne pas travailler, ne plus descendre au fond, c'est une souffrance, on ne le croirait pas.
Eh bien, il faut qu'on soit les bras croisés de force pour qu’on s'aperçoive qu'on aime l'atelier, qu’on aime la fosse et que cette atmosphère de feu et de charbon, c'est celle qu'on préfère.
Au bout de quinze jours nous étions sans un sou. J'avais passé ce temps à marcher comme un fou, seul, allant devant moi, tout
droit, parmi la foule. Car le bruit des cités minières vous endort et vous grise mieux que l'alcool et vous fait oublier la faim. Mais, comme je rentrais chez moi, vers
la fin d'une après-midi froide et grise de mars, je vis ma femme assise dans un coin de la chambre avec les deux petits serrés contre son sein.
Alors, je pensai : "C'est moi qui suis leur assassin ! "
Quand la vieille me dit, douce et presque confuse : "Mon pauvre homme, le
Mont-de-piété refuse notre dernier matelas car il est en trop mauvais état. Où vas-tu maintenant
trouver du pain ? "
"J'y vais", répondis-je, et prenant à deux mains mon courage, je résolus d'aller me remettre au travail. Je me doutais que le piquet de
grève me repousserait, alors, je me
rendis d'abord dans le vieux cabaret où se tenaient toujours les meneurs de la grève.
Lorsque j'entrai, je crus, sur ma foi, faire un rêve : on buvait là, tandis que d'autres avaient faim. Oui, on buvait et pas de l’eau mais du vin. Ils buvaient du vin et prolongeaient ainsi notre horrible martyre.
Dès que vers les buveurs je me fus avancé, et qu'ils virent mes yeux rouges, mon front baissé, ils comprirent ce que je venais
faire. Malgré leur air sombre et leur accueil sévère, je leur parlai. Je viens pour vous dire ceci : "C'est que j'ai soixante ans passés, ma femme aussi, que mes
deux petits-fils sont restés à ma charge, et que dans la mansarde où nous vivons tous nos meubles ont été vendus. On est sans pain. On va crever. C'est un sort pour un
gueux comme moi, je suppose, mais pour ma femme et mes petits, c'est autre chose.
Donc, je veux retourner sur les chantiers, mais, avant tout, il faut que vous le permettiez, pour qu'on ne puisse pas sur moi faire d'histoires.
Voyez ! J'ai les cheveux tout blancs et les mains noires et voilà quarante ans que je suis mineur à la fosse. Laissez-moi retourner tout seul chez le patron. J'ai voulu mendier, je
n'ai pas pu. Mon âge est mon excuse. On a une sale gueule quand on est tout ridé, quand le visage est défiguré par l'effort continuel du maniement du pic et de la rivelaine. Quand
on veut tendre une main robuste au passant il ne vous voit même pas. Je vous prie à deux mains. Ce n'est pas trop injuste que ce soit le plus vieux qui cède le premier. Laissez-moi
retourner tout seul à la fosse. Voilà tout. Maintenant, dites si ça vous fâche."
Un d'entre eux fit vers moi trois pas et me dit : "Lâche !"
Alors j'eus froid au cœur, et le sang m'aveugla. Je regardai celui qui m'avait dit cela. C'était un grand garçon, blême aux reflets des lampes. Un malin, un coureur de bals,
qui, sur les tempes, comme une fille, avait deux gros accroche-cœurs. Il ricanait, fixant sur moi ses yeux moqueurs et les autres gardaient un si profond silence, que j'entendais mon cœur
battre avec force.
J’entendis un collègue du fond lui dire qu’il n’aurait pas dû m’insulter, que je suis loin d’être un lâche et que plusieurs d’entre eux me doivent la vie pour les avoir sorti du trou lors du grand accident de 1874.
Tout à coup j'étreignis dans mes deux mains mon front et m'écriai : "Ma femme et mes deux fils mourront. Soit ! Et je n'irai pas travailler. Mais je jure que, toi, tu me rendras raison pour cette insulte. Je ne suis pas un lâche ! Et pour te le prouver, nous nous battrons, tout comme des bourgeois. Mon heure ? Sur-le-champ. Mon arme ? Etant l’offensé, j'ai le choix et, parbleu, ce sera le bon pic de mine. Et vous, les compagnons, vous serez les témoins. Faites le cercle autour de nous et cherchez nous deux de ces bons abatteurs de charbon. Et toi, vil insulteur de vieux, allons ! Retire ta blouse et ta chemise, et crache dans ta main."
Farouche et me frayant des coudes un chemin parmi les ouvriers rassemblés, je trouve sur le porche du cabaret quelques outils et je choisis deux pics. Les ayant jugés d'un coup d'oeil je jetai le meilleur à celui qui m'avait insulté. Il ricanait encore, paradant comme un coq. Il se moquait de ma vieillesse et de ma faiblesse. Il prit la pioche : "Allons, vieux, ne fais pas le méchant ! Tu ne fais pas le poids, tu ne tiens presque plus sur tes jambes. Tu as déjà un pied dans la tombe, n’y mets pas le deuxième. Retourne chez toi sans faire de grabuge et j'oublierai que tu es venu nous défier..."
Mais je ne répondis à ce sale type qui vivait du malheur des autres qu'en marchant contre lui, le gênant de mon regard honnête et faisant tournoyer au-dessus de ma tête mon outil de travail qui était devenu pour l’occasion mon arme de combat. C’est alors que ce syndicaliste véreux vit sur mon visage la colère irrépressible. Il se mit à reculer, hagard, et vint s'acculer contre le mur de l’estaminet. Jamais je n’ai vu dans ses yeux effarés une telle expression de prière et qui demande grâce. Mais il était trop tard, hélas ! Un voile rouge, une brume de sang me voila la face, le regard et la raison. Et d'un seul coup, d'un seul, je brisai le crâne de cet être malfaisant pourtant terrassé par l'effroi.
Je sais que c'est un meurtre et que tout me condamne. Il était à mes pieds, mort, perdant sa cervelle sur le plancher, et prenant
conscience de mon acte, j’ai laissé tomber mon outil à terre et j’ai ressenti toute l'immensité du remords de Caïn. Je restai là, cachant mes yeux sous mes mains.
Alors mes compagnons se rapprochèrent de moi, me prirent par les épaules pour me réconforter. Mais tout tremblant, je les écartai d'un geste et leur dis : "Laissez-moi. Je suis
condamné à mort." Ils comprirent. Alors, ramassant ma casquette, je la leur présentai, disant, comme à la quête : "Pour la femme et pour les petiots, mes bons amis." Et
cela fit dix francs cinquante que je donnai à mon plus proche collègue en lui demandant de s’occuper de ma famille, puis j'allai me livrer moi-même aux autorités.
Le meneur éliminé, les ouvriers, libérés de son emprise, ont repris le travail à la fosse et ils ont obtenu du Directeur une petite augmentation, inférieure à celle qu’ils m’avaient envoyé demander.
A présent, vous avez un récit très sincère de mon crime, et pouvez ne pas faire grand cas de ce que vous diront Messieurs les avocats que le Directeur de la fosse a si gentiment engagés pour me défendre. Si je vous ai raconté ce récit, c’est pour bien vous prouver que, quelquefois, la cause d'un fait vient d'un concours d'événements fatals contre lesquels on ne peut rien.
Ma vaillante compagne est seule avec les mioches. Mes amis s’occuperont d’eux du mieux qu’ils peuvent et pour moi ce sera l'échafaud, la prison, le bagne, ou même le pardon… mais quelle que soit votre décision, je ne serai plus jamais qu’un pauvre mineur ayant commis un meurtre et mon cœur saignera le reste de ma vie.
Merci !
Au lendemain des évènements de 1886, les milieux politiques commencèrent à prendre conscience des graves problèmes sociaux qui existaient en Belgique dans les mines.
A l'initiative du Roi Léopold II ému par ce qui s'était passé et qui désirait protéger les plus faibles et les plus pauvres, le Premier ministre August Beernaert a donc instauré une Commission d'enquête destinée à faire la lumière sur les évènements du printemps 1886. L'aile modérée du parti catholique voulut protéger l'ordre social et accepta certaines conclusions de la Commission en faveur des ouvriers. Par contre, la bourgeoisie libérale insista pour qu'on y fasse participer des scientifiques et des économistes qui vinrent défendre le capital.
Avec César De Paepe, l'aile gauche du POB critiquait leur participation à la Commission et déclarait qu'elle n'était constituée que pour la forme et qu'elle n'aboutirait à rien. Le P.O.B. (B.W.P.) de Gand par contre accepta la proposition du roi, à condition que des délégués de gauche puissent y participer. L'histoire donnera raison à César Depaepe : la commission se contenta effectivement de "prendre note des conditions de vie et d'écouter les demandes des travailleurs".Malgré cette ambiance, les délégués entendus ont eu le courage d'exprimer leur programme politique : suppression du tirage au sort pour le service militaire, diminution du temps de travail, fixation d'un salaire minimum, interdiction du travail des femmes et des enfants dans la mine, création d'une loi sur les accidents de travail, élaboration de caisses d'assurance contre le chômage, la maladie, la vieillesse et l'invalidité.
Mais avant tout, ils ont avancé la revendication du droit de vote, mais la commission refusa carrément de prendre note de cette demande la jugeant inconstitutionnelle.La loi, dont Léopold II disait vouloir "entourer plus spécialement les faibles et les malheureux se résuma au départ, en fait à une loi "contre l'obligation d'acheter et de boire dans établissements du patron. Elle ne fut d'ailleurs presque pas contrôlée dans les années qui suivaient.
Il faudra attendre trois ans avant qu'une loi interdisant le travail des femmes et des enfants dans les mines soit votée, sous la pression de nouvelles manifestations et grèves nationales dans tous les secteurs d'activités.Heureusement, certaines de ces revendications vont aboutir assez vite. Les premières lois sociales sont appliquées durant la législature 1886-1887 : la loi du 16 août 1887 instituant le Conseil de l’Industrie et du Travail, chargé de missions d’information, de consultation et de conciliation des conflits collectifs ; la loi du 16 août 1887 portant sur la réglementation du paiement des salaires aux ouvriers ; la loi du 18 août 1887 relative à l’incessibilité et à l’insaisissabilité des salaires des ouvriers. D’autres vont suivre : la loi sur l’inspection et la sécurité des lieux de 1888, la loi sur le travail des femmes et des enfants de 1889…
Voici les principales lois sociales qui améliorèrent le statut de la population minière dans nos régions :
Loi du 13 décembre 1889 :
- Interdiction de tout travail industriel aux enfants de moins de 12 ans.
- Le travail de nuit est interdit aux garçons de 12 à 16 ans et aux filles de 12 à 21 ans
- La durée de travail ne peut dépasser 12 heures par jour.Loi de 1892 :
- Interdiction du travail des femmes de moins de 21 ans dans le fond des mines.Loi de 1896 :
- Obligation pour le chef d’entreprise d’afficher le règlement de travail dans l’enceinte de l’usine précisant le montant salarial, la période de versement, les règles de préavis de congé, le début et la fin de la journée de travail, etc.Loi du 31 mars 1898 :
- Reconnaissance légale des syndicats.Loi du 24 décembre 1903 :
- Protection de l’ouvrier en cas d’accident de travail. Antérieurement à cette loi, l’ouvrier victime d’un accident de travail ou ses ayants droits, pour être indemnisé, devait fournir la preuve de la faute patronale ; ce qui entraînait une longue et coûteuse action en justice. De ce fait, les victimes se retrouvaient souvent, faute d’indemnisation, à la charge de la bienfaisance.Loi du 17 juillet 1905 :
- Réglementation du repos dominical : pas de travail le dimanche.Loi de 1909 :
- La journée de travail est limitée à 9 heures dans les mines.Suivez la suite de l'histoire du Peuple de la mine sur :
Carbonifère : Le peuple de la mine (6)
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